Extrait de "L'enfant à l'endroit, l'enfant à l'envers", Ed traces de vie, 2008
Elle a trois ans et collectionne les crises d’asthme, comme d’autres collectionnent des peluches ou des poupées. Ou plus tard, des bons points à l’école.
On décide de l’envoyer à la campagne chez de vagues connaissances. Il lui faut ab-so-lu-ment le grand air : c’est ce qu’a décrété le médecin de famille du haut de ses lunettes sévères. Oui, à ce moment-là, on ne se posait pas toutes ces questions compliquées pour savoir pourquoi une petite fille mignonne comme ça, pouvait bien s’étouffer dans des crises d’asthme aigu. Cette enfant a de l’asthme, point ! Il lui faut le grand air, ça paraît évident, point ! (pourquoi GRAND air ? Etait-il donc si étriqué l’air qu’elle respirait en famille ?)
Donc va pour le grand air ! [...]
Bien sûr on ne lui demande pas son avis. Les petites filles de trois ans n’ont pas à donner leur avis. On décide au-dessus de leur tête. Entre têtes de grandes personnes. De toutes façons, c’est pour son bien, n’est-ce pas ?
Un dimanche ordinaire. Une belle promenade en voiture. Le temps est au soleil et à la fête. Il y a cinq personnes dans cette voiture : à l’avant les parents, à l’arrière les trois enfants. Ça doit chahuter, rire et sans doute se disputer dans la voiture derrière, et ça doit forcément se fâcher dans la voiture devant, car la mère n’aime pas quand il y a trop de bruit. [...]
Arrivée joyeuse, bonjour, bonjour, comment ça va depuis le temps ? Très très bien et vous ? Café, petits gâteaux, bavardages divers et variés, petits enfants jouant gentiment dans le jardin, pas se salir hein les enfants ! Grosse valise montée à l’étage. Tout va très bien Madame la marquise.
Trois heures et quelques cafés plus tard, on part… en catimini. Enfin, les parents et deux enfants seulement. La petite fille reste sur le carreau, là où il y a le grand air…
La voiture [..] s’éloigne inexorablement. Les mains des deux frères s’agitent à l’arrière. Une petite fille court derrière cette foutue voiture qui ne l’attend pas, qui ne se rend pas compte qu’on l’oublie, qu’on part sans elle. Cris de la dame qui lui dit de revenir immédiatement, qu’elle va se faire écraser et qu’elle doit obéir.
Elle cesse de courir, revient piteusement. La dame lui prend la main et l’entraîne dans la maison, tu verras tu seras très bien ici. La dame est gentille. Mais elle se débat furieusement, elle ne veut pas rester dans cette jolie maison, ses pieds se débattent, donnent des coups dans le vide. Elle se dit qu’elle a dû être une très vilaine fille comme maman l’a si souvent dit : elle a été méchante, tellement méchante qu’on ne veut plus d’elle. Alors on l’a conduite ici loin de tout et elle ne reverra plus sa famille. Plus jamais.
La petite fille pleure à gros chagrin dans son lit trop grand, seule dans cette chambre inconnue où il y a plein de loups en dessous de son lit et aussi dans la grande armoire, là et derrière la porte ! Elle veut serrer contre elle son doudou… non, son doudou elle l’a oublié, ou plutôt elle ne l’a pas pris avec elle : elle ne savait pas qu’elle dormirait dans cette chambre pleine de loups en dessous de son lit. Et sa maman s’est bien gardée de le lui dire. Que voulez-vous, elle ne voulait pas d’ennuis, de crises de larmes et ce genre de choses. Surtout pas de problèmes… surtout pas… sois sage hein ma fille, pas faire de manières, c’est pour ton bien ma fille…
La petite fille est restée six mois dans cette maison. Le grand taire l’a guérie de son asthme, mais elle est revenue amnésique de beaucoup de ses souvenirs. Elle se souvient juste des loups en dessous de son lit…