Ce matin, ont lieu les obsèques d'une dame que je connais sans la connaître
Je pense à elle, je pense surtout à la cause de sa mort: une "bête" chute
J'ai repensé à un épisode de la vie de ma grand-mère maternelle que je n'ai jamais connue, elle est morte à 42 ans
Je vous en donne ici la lecture: c'est un extrait de mon livre L'enfant à l'endroit, l'enfant à l'envers (éd. Traces de vie, 2008) (toujours disponible, si vous le désirez...)
T’en souviens-tu ? Dis, t’en souviens-tu ?
La guerre est finie. Tes enfants sont revenus. La ville se reconstruit lentement. La vie a continué dans cette simple famille ordinaire : le père, la mère, le fils et la fille.
C'est un dimanche à la campagne. Il y a là, encore immobile sur la route, une carriole tirée par deux chevaux. Le père piaffe d’impatience, ou alors ce sont les chevaux, on ne sait pas trop. L’air est électrique. Les chevaux sont nerveux. Ou alors c’est le père, on ne sait pas trop. Le père brandit déjà le fouet. Le fait claquer dans l’air. Mais l’air est à l’orage. Lourd, inquiet, nerveux. Les deux enfants sont montés dans la carriole. Ils sont excités, ils rient, se taquinent, s’asticotent... Les chevaux piétinent, impatients. Les sabots cognent sur la terre desséchée. Le fouet virevolte, frappe l’air qu’il déchire… L’homme est énervé, il attend sa femme qui comme toujours est en retard.
La voilà enfin ! Elle court, elle vole, elle s’envole, la robe légère soulevée par le vent. Le vent qui s’est fait violent. La mère s'apprête à monter à son tour pour rejoindre ses enfants sur la plage arrière de la carriole, quand soudain les chevaux s'ébranlent, frappés sèchement par le fouet du père...la mère tente de s’arrimer, mais elle trébuche. Brutalement. Choc du corps qui tombe mais reste accroché à l’arrière de la carriole qui continue impitoyablement d’avancer.
Les enfants voient leur mère traînée par terre. Le temps s’écoule au ralenti. La carriole continue d’avancer comme si de rien n’était. Rires suspendus. Terrifiés, glacés par la peur, le garçon et la fille entendent leur mère crier de douleur et supplier le père d'arrêter cette carriole. Ils crient aussi. ARRETE PAPA... Hurlements. Le cœur qui bat la chamade. Douleur. Les chevaux s’immobilisent enfin. Le père, la mère, le fils et la fille sont figés dans cet étrange silence qui suit toujours le tohu-bohu des catastrophes.
C'est alors que la fillette entend les paroles que sa mère prononce comme dans un souffle: "cette chute causera ma mort". L'enfant a douze ans. Deux ans plus tard, alors qu’elle semblait depuis longtemps remise de cet accident, la mère "tombe" malade, sombre dans la dépression, commence à perdre l'usage de ses jambes, doit s'aliter de plus en plus souvent, laissant sa fille prendre en charge le ménage et les soins à la malade. L'enfant n'a que quatorze ans...
Cette femme qui a chuté si lourdement, c'est toi Eugénie, t’en souviens-tu ? C’est toi qui as fait cette prophétie de malheur. C’est toi qui, au moment de cette chute, n’avais plus que quelques années à vivre. Pressentais-tu déjà que tes jambes te fausseraient compagnie, qu’elles capituleraient devant le mal qui te rongerait et provoquerait ta mort ?
Ma mère m'a raconté cet épisode qui l’a sûrement marquée d’une empreinte indélébile, peu de temps avant sa mort, alors qu’elle-même était âgée et malade et que je tentais de lui poser les ultimes questions pour mieux comprendre son histoire, mon histoire. Je ne sais pas si elle a jamais raconté ce souvenir à d'autres que moi. Mes frères par exemple. La pudeur empêche parfois de poser les questions essentielles et d’en donner les réponses. La pudeur au sein d’une famille ordonne bien souvent le silence.
Mais ce que je sais, c'est qu'elle m'a raconté cet épisode de son enfance avec des larmes dans sa voix de personne âgée...Oui, j’en suis sûre, elle a dû être très frappée par ce qui s'est passé là, en ce jour lointain de son enfance. Et les paroles de sa mère ont dû résonner en elle comme une prédiction maudite.[...]
Le jour de cette confidence à laquelle je ne m’attendais pas, je l’ai vue émue, les larmes au bord du cœur. Elle s’est retenue en balayant rapidement ce souvenir d’un mot fatigué : « tout cela est vieux, tout cela est du passé ». Et bien sûr, ce qui est passé, on n’en parle plus. A quoi cela sert-il de remuer de vieilles histoires ? Pourtant cet épisode a conditionné tellement de choses dans la génération des femmes que nous formons : Eugénie, ma mère et puis moi, leur petite-fille et fille…
Ai-je assez parlé à mes enfants et particulièrement à mes filles, de ce qui constitue la trame de leur Vie ?